Nouvelle de Joël RIOU

UNE RENCONTRE INSOLITE
EN BAIE DE MORSALINES

La journée s’annonçait belle. La mer étant haute, je décidai de faire une sortie en kayak.

J’allai chercher ma combinaison et mon gilet de sauvetage accrochés dans le chalet, ainsi que le siège en tissu, les chaussons et les rames. Je luttai un moment avec ma combinaison pour atteindre la cordelette, située dans mon dos, permettant de tirer la fermeture éclair, jusqu’à me comprimer la cage thoracique et m’étrangler, après que j’ai verrouillé le scratch de mon col. Ainsi accoutré, je me figurai être une sorte de mutant caparaçonné, marchant les bras écartés et les pieds en canard. Je commençais déjà à transpirer et regrettais de ne pas y aller torse nu, en sachant pourtant que, une fois parcouru une certaine distance, la brise de noroît et la houle, qui se manifesteraient alors, auraient raison de ma témérité. Je mis ma casquette et chaussai mes lunettes de soleil, attrapai la poignée de mon embarcation, la fis pivoter sur ses deux roues et sortis du jardin, longeant les murs sur le trottoir étroit, afin de rejoindre la route de la baie. Elle s’étirait en pente douce jusqu’au petit débarcadère situé entre des anciennes habitations de pêcheurs et des résidences de style néonormand, similaires à celles de Cabourg ou d’Houlgate, mais plutôt inhabituelles en Cotentin. Ces maisons de pêcheurs réhabilitées et ces villas balnéaires ont été célébrées par des peintres, impressionnistes notamment, mais malgré l’intérêt qu’elles éveillèrent chez quelques écrivains, dont Jules Barbey d’Aurevilly, elles n’eurent pas leur Marcel Proust pour leur assurer une renommée dépassant les limites régionales. Elles ne se donnent pas à voir comme cela de prime abord, comme si elles se cachaient, à l’abri des curieux, soucieuses de préserver leur intimité. L’automobiliste imprudent, désireux de les surprendre, pensant naïvement stationner en bord de mer comme sur les grandes plages du littoral de la façade Ouest, cherche désespérément un passage pour accéder à la grève. Celle-ci est masquée par quelques habitations, d’aspect anodin en apparence, formant une sorte de cordon sanitaire assurant la protection du Rivage, délimitant un cul de sac, obligeant ainsi l’intrus à faire une marche arrière et un demi-tour hasardeux pour se garer un peu plus haut, le long des talus. Durant ses manoeuvres, il se met souvent à accélérer rageusement, au mépris des piétons, qui, une serviette sur le dos, des sandalettes aux pieds ou chaussés de bottes, un panier en bandoulière et le croc à la main, cheminent, en vue de se prélasser à l’abri des enrochements retenus par des pieux , ou de s’enfoncer dans le sable vaseux de la grève pour débusquer les coques, si nombreuses en cet endroit.

Arrivé sur la cale, je stoppai mon engin, m’immobilisai pour admirer le paysage qui s’étalait devant moi : la mer, plate comme la surface d’un lac, immobile hormis le léger clapotis du ressac sur le bord en béton, et au loin, masquée partiellement par la brume, la tour de la Hougue, majestueuse malgré ses contours encore incertains. J’amenai mon embarcation sur l’eau en veillant à ce qu’elle reste perpendiculaire aux vaguelettes, afin de ne pas la prendre dans les jambes en cas de vague sournoise, retirai mon chariot que je fixai à l’arrière, de l’eau aux genoux, montai à bord en ayant soin d’équilibrer le poids de mon corps en prenant appui de mes mains sur le plat-bord, attrapai ma double pagaie et pensai : « vogue la galère »…

En quelques coups de pagaie, je quittai le rivage, me dirigeant plein est vers la presqu’île située aux environs d’un mille nautique, Graal inatteignable en ligne droite, étant données les limitations de déplacement imposées à mon fragile esquif de moins de 3 mètres de long, néanmoins insubmersible, considéré comme « engin de plage » par une réglementation maritime ubuesque. Je ne désespérais cependant pas de m’en approcher le plus possible, un jour, enfreignant ainsi la législation, avec comme excuse toute prête, en cas de contrôle bien improbable, celle de plaider la difficulté à l’évaluation des distances en mer, celle-ci s’effectuant au « pifomètre », quand les quelques points de repères que constituent les bateaux à l’ancre font défaut. Alors que je posai cette question, un soir, à des gendarmes venus admirer le soleil couchant, l’un d’eux, Ray-Ban sur le nez, me répondit avec sérieux qu’il me suffirait de me munir d’un mètre ruban … Je pagayais calmement, m’interrompais de temps à autre pour profiter du silence et sentir mon kayak glisser sur l’eau, bénéficiant du peu de vitesse accumulée, mon « sit on top » étant très stable, mais peu rapide. Je m’approchai de quelques embarcations afin de les raser et admirer au passage les goélands qui s’y reposaient, espérant que ma présence silencieuse ne les effaroucherait pas. J’en repérai un, posté comme une sentinelle, immobile, sur le bastingage d’une barque de pêche de couleur bleu de Prusse. En procédant doucement, veillant à ne pas heurter la coque de mon kayak avec le manche de ma pagaie, comme c’était souvent le cas, je m’en approchai avec précaution en tentant de me mettre parallèle au bateau, comme pour une manœuvre d’accostage. L’oiseau semblait me regarder, attentif au moindre de mes gestes, pourtant mesurés ; il ne bougea pas jusqu’au moment où je pus pratiquement le toucher du bout des doigts. A cet instant, il rompit le silence avec un cri perçant tout en faisant battre ses ailes, ce qui me fit sursauter, et se propulsa sur une embarcation voisine. Je me dirigeai à nouveau vers la tour, et soudain, alors que j’espérais ce moment avec impatience, le soleil déchira ce qui restait de brume. Je crus me trouver, ébloui dans les deux sens du terme – au propre et au figuré -, devant un tableau de Turner, ou mieux, faisant partie intégrante de la toile, m’attendant presque à entrevoir les monstres marins apparaissant avec le lever de soleil, tels que figurés dans son tableau inachevé de 1845. Presque aveuglé par l’intensité des reflets de lumière se faisant confondre le ciel et l’eau, en clignant des paupières, je voyais la tour se détacher cependant sur le fond du ciel, comme dans un duel au pistolet où le héros d’un western ne peut que compter sur ses automatismes pour abattre le hors- la – loi, dont il devine, plus qu’il ne distingue, la silhouette placée à contre- jour. Je profitais de l’un des deux meilleurs moments de la journée, à mes yeux, où cette presqu’île est mise en valeur : à l’apparition et au coucher du soleil. Le soir, éclairée par l’ouest, la tour Vauban, dressée sur sa butte, prend une teinte orangée que l’on retrouve dans les tableaux de Gauguin, dans sa période polynésienne ; on peut y repérer avec précision sa forme tronconique et ses six embrasures, élancée, moins massive et trapue que sa jumelle de l’île de Tatihou.

Je bifurquai vers l’Anse du Cul de Loup, vers le nord, pour être moins gêné et naviguer vers les parcs à huîtres de cette zone. Mais ne voulant pas risquer de racler des blocs de béton immergés, changeai à nouveau de direction, avec en point de mire une embarcation à la coque blanche, accélérais puis ralentissais pour le plaisir, heureux de sentir que mon kayak répondait bien à mes manœuvres. M’orientant à nouveau vers l’extrémité de la presqu’île, je distinguais vaguement au loin comme de discrets bouillonnements ; n’entendant pas de bruits de moteur, je me décidai à aller y voir de plus près. Je m’aventurais dans une zone encore inconnue, n’ayant pour seul recours, en cas de difficulté, que la force de mes bras. Comme je l’avais prévu, le vent commençant à souffler venait du nord – est, et normalement, il me ramènerait vers la côte en cas d’avarie ou de fatigue excessive. Me revînt alors en mémoire, l’aventure singulière d’une jeune femme qui, l’année précédente, un dimanche d’août, « séduite par la beauté de la nuit » selon un magazine qui relata son périple, décida vers 22h30, sans prévenir ses proches, d’aller faire du « stand up paddle » au clair de lune. Je m’en souviens, la lune était pleine ce soir là, énorme, comme dans un tableau de Magritte, et nous en avions fait des photos par la fenêtre de toit. Je l’imaginais, debout sur sa planche, en combinaison de type shorty, quitter le Rivage, fière et calme malgré son inconscience, pour aller à la rencontre de l’astre lunaire. Sa famille ne s’aperçut de sa disparition que tard, le lendemain. Les recherches s’orientèrent dans un premier temps sur terre, puis, l’un de ses proches ayant remarqué la disparition d’une vieille planche de surf et d’une pagaie, d’importants moyens (hélicoptère, bateaux …) furent mis à disposition pour quadriller la zone au large de Saint-Vaast – la – Hougue, sans résultat. Le soir, les recherches furent interrompues…

Le lendemain, vers 15 heures, l’espoir renaquit. La jumelle de la naufragée reçut un appel téléphonique lui annonçant que sa sœur était saine et sauve ! Elle avait été repêchée par un bateau belge, à quelques 50 kilomètres au large du Havre, ayant dérivé, accrochée à sa planche, pendant près de 150 kilomètres, ayant du affronter des vents de 40 nœuds et des creux de 4 mètres pendant 36 heures de dérive, tombant à maintes reprises de sa planche, ayant du lutter pour y rester accrochée et rester consciente. Affaiblie, déshydratée et de ce fait n’ayant pu être hélitreuillée, amenée jusqu’à Fécamp, port le plus proche, pour y être hospitalisée, elle ne dut sa survie, semble-t-il, qu’à son jeune âge, sa bonne condition physique et sa force mentale. Certainement poussée par le vent de terre, qui soufflait fort cette nuit-là, elle partit pratiquement en ligne droite vers l’estuaire du Havre, puis les courants marins l’entraînèrent vraisemblablement au nord de Fécamp. Je ne tenais pas à ce qu’il m’arrive la même chose, mais poussé par la curiosité, m’avançai encore un peu plus vers la pointe rocheuse, en direction du sémaphore.

Alors que je m’apprêtais à faire demi-tour, tout à coup, je les vis. En bande de 6 à 7 dont un bébé, faisant émerger leur nageoire dorsale par leurs ondulations souples et régulières, nageant en rythme, comme pour un ballet bien réglé, d’abord alignés, puis à la file indienne selon leur humeur ou une stratégie de jeu ou de chasse bien établie. Je pagayai de plus belle pour tenter de les rejoindre sur ma droite, moulinant à en avoir les épaules tétanisées, percevant la brûlure due au frottement de la pagaie sur ma peau, malgré l’Elastoplast dont j’avais pris soin de m’entourer les pouces. J’avais l’impression qu’ils m’avaient repéré et souhaitaient se donner en spectacle, puisqu’ils se mirent à faire des bonds à une vingtaine de mètres de moi, parallèlement à mon kayak. J’essayai de les suivre, mais il m’aurait fallu un bateau à moteur. Je me contentai donc de regarder leurs prestations, et leur peau luisante qui accrochait le soleil à intervalles réguliers. Malgré mon inculture en matière de faune aquatique, il m’apparut que j’avais affaire à des dauphins gris, espèce de plus en plus encline à fréquenter les côtes de la Manche, de la Bretagne à la Normandie ; et même à s’y échouer. Je craignis un moment qu’ils ne s’approchent et ne me fassent chavirer, mais non, ils gardaient leur distance. J’étais à la fois émerveillé et apeuré. Je me laissai distancer, m’arrêtai pour reprendre mon souffle et atténuer les battements de mon cœur, et me rendis compte qu’il y en avait d’autres, plus au sud-est ; deux troupes qui sillonnaient la mer alentour, probablement pour encercler un banc de poissons. Je décidai de rentrer et dus affronter les vagues que je prenais sur le tribord, en essayant de maintenir mon cap. Je tentais de fixer un point du Rivage parmi les habitations alignées, et d’y repérer, par jeu, une maison située non loin de la cale, dénommée « le chalet vert », dont elle n’a de vert que le nom.

Elle apparaissait et disparaissait au rythme du tangage imprimé à mon embarcation, son étrave et les paquets d’écume qui m’aspergeaient m’en cachant la vue de manière pulsatile. J’étais trop las pour « tirer des bords » et continuer ma balade, souhaitais que la distance qui me séparait de la terre ferme s’amenuise le plus vite possible. Trempé, je me rapprochai enfin des quelques barques et voiliers qui se balançaient mollement à présent, bien ancrés sur le fond vaseux. L’eau était claire à cette profondeur : je distinguais nettement les algues éparses accrochées aux rares rochers du secteur. La marée ayant amorcé sa phase descendante, j’arrivai droit sur la grève, mon kayak raclant les pierres et s’immobilisant définitivement. Courbatu, je restai un moment le dos rond, la tête basse, les avant-bras reposant sur ma double pagaie posée sur mes cuisses, à reprendre ma respiration, puis m’extirpai de l’embarcation, dépliai mes jambes engourdies, me redressai complètement avec précaution et me retournai. Le soleil brillait toujours autant. Au loin, je crus distinguer, outre la voile d’un catamaran, des formes imprécises en mouvement, mais c’était sûrement le fruit de mon imagination.

Joël Riou