Légende de Thibosville

LA DAME DE THIBOSVILLE

Sur les flancs d’une colline ombragée de grands arbres, qui descend en pente douce vers la baie de Morsalines, une ferme porte le nom de Thibosville et rappelle l’emplacement d’un ancien manoir, dont il subsiste un joli porche à double arcade de plein cintre, flanqué d’un petit poste de guet.
Ce manoir, où aurait couché saint Louis au cours de son voyage en Normandie de l’an 1256, alors que son fidèle écuyer et bailli du Cotentin. Jean de Friscamps, en était le possesseur, était habité au début du XIIème siècle par lebaron Richard de Thibosville, seigneur du lieu.

C’était à cette époque un château-fort comme en rêvaient tous les seigneurs normands, à l’apogée de leur puissance depuis la conquête de l’Angleterre, un château avec des murailles d’une épaisseur d’au moins deux mètre! et d’une solidité qui bravait le pic, des douves et un pont-levis.

A l’intérieur, les ferrures partout reluisaient ; des tapisseries dans les chambres protégeaient du froid ; les armoires regorgeaient de linge, les tonnes de vin s’empilaient dans les celliers, les coffres de chêne craquaient sous le poids des sacs d’argent.

On voyait dans la salle d’armes, entre des étendards et des mufles de bêtes fauves, des armes de tous les temps et de toutes les nations.

Il y avait souvent de grandes fêtes au château. On mangeait et on dansait dans l’illumination des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchées de feuilles. Dans les cuisines, des broches faisaient tourner des moutons entiers.
On mangeait les plus rares épices. avec des poules grosses comme des oies.

Richard avait épousé Solange d’Anneville, petite-fille de ce Samson d’Anneville que le duc Guillaume avait chargé de repousser une invasion de pirates dans l’île de Guernesey et dont les fils avaient accompagné le Conquérant en Angleterre, où ils avaient reçu de grands biens.

Solange était toute mignonne et potelée, avec la taille fine. Un peu frèle et sérieuse, ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes très douces. Un sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sa chevelure s’accrochaient aux pierreries de sa robe entrouverte ; et, sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps.

Aussi sage que belle, sa vertu, que n’avait jamais effleuré le moindre soupçon, la faisait vénérer et donner en exemple aux châtelaines d’alentour. Non pas que les occasions lui aient manqué : elle était trop jolie pour ne pas aviver les désirs. Mais toujours elle avait su s’armer d’énergie pour résister aux tentations, et toujours, aussi, dans sa délicatesse, elle avait su écarter Richard de la méfiance.

Richard, quant à lui. grand et bel homme blond, aux yeux bleus, avait hérité de ses ancêtres vikings la passion des armes et de l’action. Il excellait au maniement du javelot, envoyait le sien dans le goulot des bouteilles, cassait les dents des girouettes et frappait à cent pas les clous des portes. Il connaissait l’art de dresser les chiens et d’affaîter les faucons, de tendre les pièges, savait reconnaître le cerf à ses fumées, le renard à ses empreintes, le loup à ses déchaussures, et où se trouvent ordinairement leurs refuges.

Richard affectionnait surtout un seigneur du voisinage qui était son cousin et dont il avait fait son compagnon favori d’aventures et de chasses : Guillaume de Carnanville.

Par n’importe quel temps : à l’ardeur du soleil, sous la pluie, dans la tempête, on les voyait ensemble, une arbalète sur l’épaule, un trousseau de flèches à l’arçon de leur selle, suivre leurs chiens, couverts d’écume, qui couraient sur le versant des collines, sautaient les ruisseaux, remontaient vers le bois, fonçaient parmi le dédale hirsute des broussailles ; puis, quand la bête poursuivie commençait à gémir sous les morsures, l’un ou l’autre l’abattait prestement.

A dire vrai, hormis cette passion de la chasse, tout paraissait opposer Guillaume à Richard, tant il était, au contraire du seigneur de Thibosville. petit et noir, silencieux et taciturne. D’une vigueur trapue peu commune, il n’éveillait guère la sympathie, ses sourcils épais dissimulant à demi un regard empreint d’une cruauté secrète.
Toujours enveloppé d’une pelisse de renard, Guillaume apportait à ces exercices violents une ardeur particulière, se délectant à la furie des chiens qui dévoraient le cerf. Il ne se fatiguait pas de frapper, tour à tour bandant son arbalète, dégainant l’épée, pointant le coutelas. Il tuait des ours à coups de couteau, des taureaux avec la hache, des sangliers avec l’épieu, et rentrait couvert de sang et de boue, avec des épines dans les cheveux et sentant l’odeur des bêtes sauvages…

On était à l’époque où un frémissement d’enthousiasme et de foi passait sur la France, donnant aux hommes un idéal, c’est-à-dire une raison de vivre et de mourir. Pour secourir les chrétiens d’Orient menacés par les Turcs, saint Bernard prêchait la deuxième Croisade et tous, barons et manants, brûlaient du désir d’aller en Palestine enlever aux mains des Sarrasins le tombeau du Christ. Le pape Eugène III avait accordé aux participants une indulgence plénière : le voyage de Jérusalem tiendrait lieu de pénitence à ceux qui l’effectueraient après avoir confessé leurs péchés et reçu l’absolution.

Comme beaucoup d’autres. Richard de Thibosville ne résista pas à l’ardente parole que les émissaires du grand moine répandaient dans les provinces. Malgré les pleurs et les prières de sa femme qui le blâmait d’abandonner sa famille et ses sujets envers lesquels il avait aussi des devoirs à accomplir, malgré les angoisses d’une attente prolongée, les difficultés sans nombre d’un voyage à travers les pays les plus barbares et les plus lointains, il décida de prendre la croix.
Rassemblant ses fidèles en son manoir, il leur fit connaître sa volonté et la plupart d’entre eux acceptèrent avec enthousiasme de se joindre à lui.
Seul se tenait silencieux en son coin Guillaume de Carnanville.
Et vous, messire Guillaume, lui demanda Richard en se tournant vers lui, n’irez-vous pas avec moi chasser l’infidèle ?
Guillaume ne leva pas la tête.
– Je ne puis, répondit-il seulement d’une voix sourde.
Ce qui surprit Richard.
– Vous ne pouvez ? Pourquoi ? Auriez-vous peur ?
Le ton était narquois. Guillaume rougit et regimba.
– Peur ? Non… D’autres affaires me retiennent ici.
Contrarié, Richard revint plusieurs fois à la charge les jours qui suivirent. Mais toujours en vain. Ses instances ne purent vaincre la résistance de son ami. de même que les objurgations de Solange à ne point la laisser seule ne surent abattre la volonté du baron de Thibosville.
Le destin avait scellé son arrêt.
– C’est bon, finit par dire Richard à Guillaume. En ce cas, je vous confie Solange et nos gens.
Sur quoi, sans plus tarder, il se prépara au départ, faisant renforcer les sangles de ses chevaux, fourbir les estocs et parer de cuir les cercles des heaumes. Il fit aussi coudre sur sa tunique la croix d’étoffe qui désignait le pèlerin de Jérusalem, puis reçut la bénédiction pastorale, promettant d’accomplir son voyage, en esprit de pénitence, sans rechercher ni enrichissement, ni satisfaction de vaine gloire.

Enfin, un matin de printemps, confiant la fidèle compagne de sa vie aux soins de ses suivantes, il s’arracha de ses bras et partit pour cet Orient merveilleux, où le Saint Sépulcre, foulé aux pieds par les infidèles, attendait ses libérateurs.
Debout côte à côte au sommet du donjon carré qui dominait la mer, Solange et Guillaume de Carnanville regardèrent longtemps la troupe des cavaliers, gainés de mailles, s’éloigner ; des larmes brouillaient les beaux yeux de la jeune femme ; une flamme dansait dans la prunelle sombre du fougueux chasseur.
Le bruit du pas des chevaux s’éteignit lentement sur la route. Un instant encore la tache écarlate d’un étendard palpita au-dessus des arbres. Puis, ce fut le silence. Solange et Guillaume rentrèrent dans le castel. La longue attente commençait.
Restée seule, Solange s’abandonna à une profonde mélancolie, cherchant à oublier dans le deuil et la prière son bonheur évanoui. Toute joie fut bannie au château, déserté par le seul être qu’elle aimait. Jour et nuit, elle songeait à son seigneur, soupirant beaucoup, pleurant souvent et fuyant le monde, comme un gibier traqué.
Parfois, elle montait au donjon. Mais l’horizon même, loin d’apaiser sa douleur, la rendait plus vive. La mer lui rappelait le départ du vaillant chevalier et les périls qui le menaçaient.
Pour tromper son angoisse, elle passait de longues heures en sa chapelle, petit sanctuaire niché contre le porche d’entrée, à l’ombre tutélaire d’un vieux chêne ; ou, toute seule dans sa grande chambre aux carreaux émaillés, elle filait à la quenouille. Il lui arrivait aussi de jardiner. Et c’est ainsi qu’elle se mit un jour, par caprice, à semer au pied des murailles, sous sa fenêtre, des graines de tournesol…
Bien du temps s’écoula avant le retour du baron de Thibosville ! Fait prisonnier par les Turcs, il eut à passer de longues années dans dés geôles infectes, sans air et sans lumière.
Que de souffrances avaient effacé les illusions !

Il avait connu la faim, la soif, les fièvres et la vermine, subi les marches à pied dans les sables brûlants, la férocité des païens, les cavernes de la Syrie. Le vent d’Orient avait tanné sa peau.

Dans les batailles, il avait entraîné ses soldats d’un grand geste de son épée. Avec une corde à noeuds, il avait grimpé aux murs des citadelles, la nuit, balancé par le vent, pendant que les flammèches du feu grégeois se collaient à sa cuirasse, et que la résine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des créneaux. Souvent le heurt d’une pierre avait fracassé son bouclier. Des ponts trop chargés d’hommes avaient croulé sous lui. Plusieurs fois, on l’avait cru mort. Et de tous ceux qui étaient partis joyeux avec lui, il revenait seul.

Evadé par ruse, il avait voyagé la plupart du temps à pied, mendiant son pain, comme un gueux.
Quelle joie pour lui que de fouler de nouveau, après le sol aride du désert, la terre grasse et fertile où s’étaient déroulées son enfance et sa jeunesse !

C’était l’hiver. Cependant, tout au plaisir de retrouver son pays et l’aimée dont il était séparé depuis si longtemps. Richard s’avançait allègrement au pas de son cheval, son court manteau flottant sur l’épaule. Reconnaissant les mille détours du long fil gris qui serpentait à travers les prés, il oubliait la tristesse de la saison, la mélancolie d’un ciel sombre et brumeux.

Combien de fois, durant ces dures années, avait-il revu en pensée son beau château qui dominait la mer de ses mâchicoulis, avait-il songé à celle qu’il y avait laissée et que sa disparition, sans doute, désespérait !
Bientôt, les hautes toitures et la porte à créneaux de son manoir se découpèrent dans la grisaille. Poussé par l’impatience, il prit sa course à travers la campagne, choisit au hasard un sentier et se trouva presque immédiatement devant sa demeure.

Il franchit au galop le porche d’entrée, mais s’arrêta net dans la cour, immobile de stupeur. Le pressentiment d’un malheur serra aussitôt son coeur.

Quel changement ! Rien ne bougeait. Le manoir se dressait muet et solitaire.

– Ho ! appela Richard.
L’écho seul répondit.

L’herbe poussait entre les pavés dans la cour. Le lierre avait envahi les murs. Tout portait les traces du plus complet abandon.

Quand, ayant sauté bas de sa monture, Richard pénétra dans les appartements, où tout dénotait la lente et destructive action des ans. en même temps que le passé revivait devant ses yeux, l’affreuse réalité lui apparaissait entière : il était seul, désormais, dans son manoir désert.
Après un moment de stupéfaction, une tristesse immense l’envahit. Entrant dans la grande salle, où tant de festins joyeux s’étaient déroulés, il s’assit devant la longue table, couverte de poussière, et, le front dans les mains, il pleura longtemps.

Que s’était-il passé pendant son absence ?
Les premiers jours de désespoir écoulés, Richard s’informa autour de lui, s’enquit de toutes parts, rechercha les traces des gens qui auraient pu entendre parler des événements de jadis, demanda à tous ceux qu’il rencontrait ce qu’était devenue sa femme et les causes de sa disparition.
Mais rien ne vint éclaircir le mystère qui planait sur le passé. Les quelques paysans qui vivaient aux alentours ne purent ou n’osèrent rien lui apprendre. Il ne reconnut, parmi eux. qu’une vieille femme qui avait servi jadis en son manoir et qui prétendit tout ignorer.
Le voeu de croisade entraînait pour le croisé l’acquisition de certains privilèges : ses biens et sa famille étaient placés sous la protection de l’Eglise. Aussi Richard s’était il empressé de courir au presbytère ; mais le curé était mort et son remplaçant, nouvellement installé, ne savait rien non plus.
On ne lui rapporta que la mort de son voisin et ami, Guillaume de Carnanville.
Un jour que celui-ci était à la messe, il avait entendu aboyer ses chiens, lancés sur un gros gibier. La tentation avait été trop forte pour cet enragé chasseur : il avait quitté l’église pour courir vers la forêt, où un sanglier furieux l’avait éventré.
– Juste punition de ses méfaits, avait-on murmuré, sans que Richard pût saisir le sens de ces paroles.

Des mois passèrent, sans que rien ne vînt éclaircir le mystère. Seul dans son manoir, Richard de Thibosville se laissait aller au plus morne désespoir.
Souvent, fermant les yeux, il essayait, par la mémoire.de retrouver sa jeunesse, de revivre l’insaisissable passé ; la cour de son château, alors, lui apparaissait, avec des lévriers sur le perron, des valets dans la salle d’armes, et tous ceux qu’il avait vus heureux, parce qu’il était heureux lui-même : Solange, Guillaume…
Le printemps revint, avec les fleurs et la verdure.
Une nuit, le baron dont la fatigue elle-même ne parvenait pas à fermer les paupières, veillait, étendu sur son lit. Par la vaste fenêtre aux meneaux de granit, la pleine lune inondait la chambre d’une clarté diffuse.
Tout à coup, il lui sembla entendre un léger bruit sur le vitrage. Il y porta les yeux et distingua nettement une fleur de tournesol que la brise faisait trembler contre les vitres serties de plomb.

Accoudé sur son oreiller, le baron ne pouvait détacher ses yeux de cette fleur, dont les pétales, bientôt, se transformèrent en cheveux fins et soyeux. Le coeur, à son tour, s’effaça et, en sa place, apparut la figure pâle et triste de la dame de Thibosville. Longtemps, elle demeura là, pensive, les yeux fixés sur son mari. Celui-ci, cloué sur place par la surprise, L’esprit hanté des plus obsédants souvenirs, se sentait retenu par une force invincible.
Enfin, s’arrachant à sa contemplation, il bondit hors du lit et s’élança vers la croisée. Mais à peine se fut-il approché du vitrage que l’apparition s’évanouit dans les rayons de la lune. Vainement il tenta d’ouvrir le volet et de regarder à l’extérieur ; il n’aperçut que les murs solitaires et les fossés, où les herbes folles se courbaient doucement au souffle du vent.

Et de nombreuses fois, par la suite, aux nuits de pleine lune, la fleur mystérieuse monta vers la croisée de la chambre ; la figure de la dame de Thibosville apparaissait triste et résignée, pour disparaître au moindre mouvement du baron.

Celui-ci, ému de ce prodige, ne quitta plus son château.

Or, il advint qu’un jour d’été, alors qu’il se promenait dans les douves asséchées, il aperçut soudain une plante de tournesol qui poussait contre la muraille, précisément sous la croisée miraculeuse. Saisi d’une inspiration, il appela aussitôt ses serviteurs. Ceux-ci creusèrent sur son ordre la terre en cet endroit et bientôt ils mirent à jour un squelette. A l’un des os de la main droite brillait un anneau d’or. Eperdu, le baron se pencha et reconnut la bague de fiançailles qui portait ses armoiries. Aucun doute ne pouvait être permis : les restes de sa malheureuse compagne étaient retrouvés.
Fléchissant le genou au bord de la fosse, Richard fit mettre ces précieuses dépouilles dans un cercueil de plomb qu’on transporta en grande pompe dans la salle du castel.
Cette découverte, rapidement connue dans le pays, remua les cendres du passé. Les langues se délièrent. Et la vérité ne tarda pas à être rapportée au baron.
La vieille femme que Richard, à son retour, avait reconnue, vint en effet demander à lui parler.
– J’ai péché, lui dit-elle, de ne pas vous avoir révélé ce qui aurait permis de porter plus tôt ma pauvre maîtresse en terre sainte.
– Que sais-tu donc ? interrogea Richard.
La vieille se recueillit un instant, parut hésiter, puis, regardant son seigneur en face, elle raconta :
– Comme vous avez paru vous le rappeler, j’ai bien servi jadis en votre maison, où j’étais â même de connaître certaines choses que vous semblés avoir ignoré vous- même. Ainsi savais-je que la beauté de dame Solange, dont j’étais h suivante, avait éveillé depuis votre mariage, beaucoup de désirs et l’exposait à nombre de tentations, dont sa vertu seule la protégeait. Et le plus anient de ses tourmentenrs était précisément celui qui abusait de vos
largesses et de votre hospitalité.
Qui? demanda brusquement Richard.
Guillame de Carnanville.
Guillaume ? s’écria le baron d’une voix rauque
– Oui, Guillaume.
– Mais pourquoi Solange ne m’a-t-elte rien dit ?
– Par délicatesse, ne voulant point troubler votre esprit, ni briser cette amitié qui vous liait au sire de Carnanville,
– J’aurais chatié le misérable et n’aurais perdu qu’un ami, soupira le baron.
Et il ajouta, après un instant de réflexion : Je comprends mieux à présent les supplications de Solange et le refus de Guillaume à m’accompagner…

– Restée seule, poursuivit te vieille femme, votre dame se vit en butte aux obsessions de celui qu’elle avait déjà maintes fois éconduit. Comptant sur votre longue absence, et peut-être sur votre mort., il ne cessait de la harceler. Il n’était de jour qu’il ne vînt au manoir, s’irritant de plus en plus du mépris qu’on lui témoignait. Car il se voyait toujours rabroué par ta pauvre femme, dont la résistance était hautaine et digne. Promesses, menaces, rien n’y faisait. En sorte que l’amour, dans le cœur de Guillaume, se mua bientôt en une haine sournoise. Son esprit caressa le projet de féroces vengeances.

“Une déception l’exaspéra plus que toutes tes autres.”

Excédé de se voir toujours honni et repoussé, un jour de véritable folie, il éclata d’une colère démesurée. Rassemblant quelques hommes d’armes, il força tes portes de votre casteL égorgea vos serviteurs qui essayaient de défendre teur maîtresse et se précipita dans sa chambre, dont te porte s’ouvrit avec violence sous la poussée de son épaule furieuse.

« Seigneur ! J’étais cachée, tremblante, dans le cabinet voisin. J’ai tout vu, tout entendu ! Quelle horreur !
« Le poignard dans sa rude main, accoutumée aux jeux brutaux de I’épteu et des renés, il bondit sur la malheureuse et la frappa sur le prie-Dieu où elle s’était réfugiée ; il saisit ses tresses, la jeta à terre et la traîna sur te carreau ; et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve. Sa soif de carnage le reprenait.
– Puis il s’arrêta. Percée au cœur, dame Solange était étendue sur te dos, avec un trou dans te poitrine. Son visage, d’une majestueuse douceur, avait l’air de garder comme un secret éternel. Des éclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de sa peau blanche, sur le prie-Dieu, par terre, le long d’un christ d’ivoire suspendu
au mur.

– Son accès de fureur passé, Guillaume considéra son acte avec stupeur. ïl poussa un cri rauque, se retourna plusieurs fois et finit par disparaître. Il essaya d’effacer alors tes traces de son crime. Par ses ordres, on creusa une fosse au pied des murailles et il y fit déposer te corps de sa victime, tandis que ceux de vos serviteurs étaient jetés dans l’étang.
Je fus la seule à échapper au massacre. »
Richard de Thibosville avait écouté ce récit sans Interrompre. Après un long silence, il demanda :
– Pourquoi t’être tue si longtemps ?
– Par crainte de Guillaume ; puis, par pitié pour vous : l’oubli est préférable à la souffrance.

– C’est bon, murmura Richard avec douceur. Je te remercie. Maintenant, retire-toi et laisse-moi seul !

De magnifiques funérailles furent célébrées pour Solange de Thibosville, dans la modeste église où elfe allait autrefois s’agenouiller pieusement au pied de l’autel. Sur te tombe de marbre, où l’effigie de la sainte femme était couchée, on grava cette devise qui fut celle de sa vie :

” POTÎUS MORI QUAM FOEDARI “

” PLUTOT MOURIR QUE SE DESHONORER “

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