Légende de l’arbre à la fée

L’ARBRE A LA FEE

C était au temps où le bois du Rabey s’étendait des flancs du mont de la Pernelle jusqu’à l’île de Tatihou.

Sur les bords de la mer, dans les dunes de Grenneville, posée en équilibre au milieu d’une pente, on voyait une misérable chaumière, recouverte d’ajoncs et de roseaux.
Alentour, dans les rares endroits où le sable n’avait pas envahi une terre aride et sans buissons, quelques essais de culture attestaient un travail et des efforts que la nature rebelle rendait presque improductifs.

Dans l’unique pièce de cette cabane, enfermés par les quatre murs crépis à la chaux, vivaient un homme et une femme encore jeunes qui, ce soir-là, se chauffaient auprès d’un feu de tourbe. Les restes d’un maigre repas traînaient sur la table grossière qui composait, avec un lit rudimentaire, tout le mobilier. L’humidité avait formé des moisissures sur la terre battue.

Il était tard. Il faisait froid. C’était le soir de Noël. Le bruit de la mer, secouée par le vent du large, arrivait par bouffées à travers les dunes, ébranlait violemment les planches mal jointes qui tenaient lieu de porte au pauvre logis, sifflait entre les montants de bois comme dans la mature d’une barque.

L’homme, les coudes appuyés sur ses genoux et la tête entre ses mains, regardait fixement le feu. Sa chemise pendait en lambeaux par-dessus son pantalon, comme une écorce. La femme, un peu en arrière de lui, à la faible lueur d’une bougie posée sur la table raccommodait les mailles d’un filet. Sa figure amaigrie, son air abattu trahissaient sa dure existence. Tous les deux paraissaient exténués et en proie à la plus noire détresse. Une affreuse misère leur permettait à peine de ne pas mourir de faim.

De temps en temps, l’homme, moins résigné, laissait échapper un blasphème qui faisait tressaillir sa malheureuse compagne.
“Au diable, cette vie de chien”
“Tais-toi ! supplia-t-elle. Ne parle pas ainsi !”
Il haussa les épaules.
” Que pourrait-on nous faire encore ? Nous sommes déjà tout saignés ; saignés par ceux qui ont tout. Comme si ce n’est pas une honte !”
Puis, se tournant vers sa compagne et considérant avec pitié son corps frêle, où l’on sentait chanceler la vie, il ajouta :
“Pouvons-nous nous laisser crever”
Il avait l’air de se soulager en parlant ainsi.
Le vent, qui soufflait sa musique dans la cheminée, ranima un instant la flamme qui se mit à galoper sur place, avant de se recoucher dans la cendre.
L’homme cracha dans les braises.
“Dans la vie, vois-tu, on est toujours trop bête. On a peur de mal faire, et la moitié du temps on est des ânes.”
Là-dessus, il se tut et dressa l’oreille. Par-dessus la clameur du vent, il avait en effet perçu autre chose : le bruit d’un pas et d’un claquement d’étoffe ; là, tout près, derrière la porte.
“Tu entends”
“Oui, souffla la femme, qui avait laissé tomber son filet sur ses genoux.”
“Ne bouge pas !”
Une visite en ce lieu, à cette heure, par ce temps, était insolite.
Bientôt des coups précipités retentirent à la porte.
L’homme se leva et partit ouvrir. Les vieux gonds grincèrent. Une silhouette noire se découpa sur le carré d’argent du clair de lune. C’était un prêtre, dont le vent, qui avait éteint la bougie, faisait claquer la soutane ; le contre-jour cachait ses traits.
L’homme l’invita poliment à entrer, mais d’un geste l’inconnu refusa.
“Non, dit-il. Je viens seulement t’aider. Prend ta besace, Lucas : nous en aurons besoin, et suis-moi !”
Le prêtre parlait d’une voix métallique qui donna à Lucas un tressaillement singulier. Il obéit cependant, subjugué. Il décrocha sa besace et sortit avec l’étranger, non sans rassurer sa femme qui restait silencieuse :
“Ne l’inquiète pas. Jeannette ! Je reviendrai.”
Et Lucas tira derrière lui la porte.

Aussitôt dehors, le vent lui plaqua sa main sur la bouche, comme pour l’empêcher de respirer. Mais il avait l’habitude ; il se contenta de tourner un peu la figure pour boire l’air sur le côté, comme les nageurs.
Sous le clair de lune, on n’apercevait que le sommet des dunes, toutes velues, dont le vent, qui galopait bride abattue, rebroussait les poils, en poussant de longs gémissements, comme une bête qui souffre. Les joncs pliaient sous son poids : les tamaris écrasés criaient.
Ils franchirent les dunes, traversèrent quelques champs, puis prirent un sentier qui longeait le flanc du coteau.
Le prêtre ne disait rien. Courbé sous le vent, il se hâtait devant son compagnon, sans que celui-ci pût entendre le bruit de ses pas. Il paraissait raser le sol, tant sa marche était rapide, et Lucas s’essoufflait derrière lui.
Ils atteignirent ainsi les premiers taillis du bois du Rabey et s’engagèrent dans une petite laie forestière qui s’enfonçait sous les futaies.
Au-dessus d’eux, dépouillés de leurs feuilles, les arbres balançaient sur le ciel blême des rameaux qui avaient l’air d’avoir été calcinés par un incendie, si noirs qu’on désespérait que le printemps les fasse reverdir.

Le but de cette course devenait étrange et Lucas, qui suivait toujours pas à pas son guide, commençait à trembler. Où l’emmenait ce prêtre inconnu, la nuit, par cet endroit solitaire, où ne se rencontrait nulle habitation ?
Sa crainte augmenta quand, arrivé aux grandes futaies, le bois se fut refermé sur eux, comme une trappe, et que l’obscurité les enserra davantage, la lune ne laissant plus passer, à travers les innombrables branches dénudées, enchevêtrées comme des lianes, qu’une lueur diffuse. Qu’il eût préféré, à cette heure, se trouver dans sa misérable chaumière ! Ses dents claquaient de froid et de peur. Mais il marchait toujours, les yeux attachés à la silhouette qui glissait devant lui, parmi les troncs d’arbres noueux, tout tordus sous la pâle clarté lunaire.
Après avoir traversé un petit ruisseau, ils arrivèrent à l’entrée d’un étroit et sombre ravin qui donnait au paysage une impression de grandeur sauvage, où des chênes immenses perdaient leur cime dans la nuit, si haut qu’on pouvait les entendre gémir sous le poids du vent, sans ressentir à leur pied le moindre souffle.
Au bas du ravin, près d’une mare où l’eau dormante perçait à peine sous un linceul de feuilles mortes, se dressait un chêne énorme, dont le tronc était si large que trois personnes auraient à peine pu lui faire une ceinture de leurs bras.

Sans se retourner, le prêtre s’arrêta devant cet arbre remarquable et toucha, du bout d’une main qui parut soudain à Lucas rouge comme du feu, l’écorce séculaire.
Aussitôt, dans un lent mouvement de rotation, l’arbre s’entrouvrit. Une clarté violente éclaira la crevasse qui venait de s’y former et fit reluire des monceaux d’or, de bijoux, de pierres précieuses, qui semblaient descendre de son faîte et s’amonceler sur ses racines. Il y avait des écrins, des colliers, des réseaux de perles, d’innombrables pièces rutilantes. Et, au milieu de ces richesses, une belle jeune femme, vêtue de voiles blancs, se tenait immobile, le front nimbé d’une large couronne, un gracieux sourire sur les lèvres.

Fasciné, les yeux agrandis par la stupeur, ébloui par l’éclat de cette crypte magique, dont quelques pas seulement le séparaient, Lucas regardait alternativement l’or, la fée et le prêtre.
Le prêtre “Etait-ce vraiment un prêtre ?”
Un frisson parcourut Lucas tout entier.
L’inconnu, en effet, s’était redressé. Et, sous la vive lumière qui maintenant l’éclairait de face, on distinguait qu’il portait une tête de chien. Son regard lançait des flammes. Il grimaçait horriblement. Une écume bouillonnait au pli de sa lèvre, tandis qu’il émettait un rire sardonique.
Baissant les yeux, Lucas s’aperçut encore que ses pieds étaient fourchus ; une longue queue dépassait sa soutane et balayait les feuilles mortes. Il avait reconnu le diable et s’était remis à trembler.
Satan lui dit :
“Tu es pauvre, Lucas, et tu veux être riche ? Eh bien ! Tu peux prendre de l’or, autant que pourra contenir ta besace. Et tous les ans, dans la même nuit, j’irai te chercher. Nous viendrons ici et l’arbre s’ouvrira. Tu pourras te servir comme il te conviendra. Grâce à moi, tu seras puissant, craint, obéi. Mais, en échange, tu me donneras ton âme ; c’est le prix que je mets à notre traité. Jamais, sous aucun prétexte, tu ne franchiras le portail d’une église. Si tu manquais à ton serment, c’en serait fait de toi !”
Après un silence, Satan ajouta :
“Acceptes-tu ?”
Lucas hésita longtemps. Des idées, des images s’entrechoquaient dans sa tête : la cabane dans les dunes, la richesse, sa pauvre femme, la souffrance et la damnation. Les yeux troubles, il continuait de considérer le trésor, la fée et le diable.
“Alors ?”
Satan s’impatientait.
Lucas regarda encore une fois toutes ces richesses amoncelées devant lui. Et, à la fin, la fascination de l’or fut la plus forte. Il jura.
Puis, se précipitant vers le trou béant, où il posa sa besace, il puisa dans le trésor à pleines mains. Les belles pièces luisantes . tintaient, ruisselaient entre ses doigts tremblants, glissaient le long du sac. La fée se baissa et l’aida de sa longue main blanche.

La besace fut bientôt remplie. Mais, quand Lucas l’eut chargée sur son épaule et qu’il fut sorti du trou, il s’aperçut avec surprise que Satan avait disparu. Il semblait s’être évaporé dans l’herbe et n’avait laissé derrière lui qu’une persistante odeur de poil roussi. Lucas eut beau regarder de droite et de gauche. Personne ! Plus même de fée : l’arbre s’était refermé. La clairière était redevenue silencieuse et sombre. Un feu follet brillait seul sur la mare voisine.
Lucas s’enfuit.
Le lendemain, Lucas partit dès l’aube, un petit sac sur l’épaule, son pied de coudrier à la main, jusqu’au port voisin de Saint-Vaast-la-Hougue, où de riches marchands qui commerçaient avec l’Angleterre tenaient boutique.
Beaucoup s’étonnèrent de ses achats, qui connaissaient sa pauvreté. Mais, comme l’argent n’a pas d’odeur, les pièces d’or qu’il présentait apaisèrent leur curiosité.
Lucas ne revint que le soir au village, fier et bien astiqué, avec une belle veste, un beau chapeau et un beau pantalon de velours. Tous ceux qu’il rencontrait s’exclamaient entre eux :
” Mais c’est Lucas, le miséreux des dunes !”
Peu de jours après, Lucas acheta une jolie terre vers l’intérieur, là où le vent ne brûle plus, où le sol est fertile.
Dans un pli de terrain gracieux comme une fossette, près d’un ruisseau qui bavardait avec la brise sous des verdures épaisses, il se fit construire une maison de pierres, à toit de schistes, ornée d’une tourelle, comme les manoirs des gentilshommes, avec un colombier, des gargouilles et des épis de faîtage. Il eut des prés et des troupeaux, et devint bientôt un des plus riches tenanciers du pays.

Le commun peuple, surpris et respectueux à la fois d’une telle prospérité, le saluait maintenant jusqu’à terre. On réclamait sa protection.
C’était à une époque où les contrôleurs des finances publiques regardaient de moins près qu’aujourd’hui aux origines d’une fortune. Seuls leur importaient les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer eux-mêmes. Aussi les gains de Lucas augmentaient-ils d’année en année, régulièrement, surtout au temps de la Noël. Tout lui réussissait. Ses champs donnaient de plus en plus de blé, ses vaches de plus en plus de lait.
Pourtant, quelque soin qu’il ait pris à cacher aux curieux la source de sa fortune, Lucas avait dû l’avouer à sa femme.
Quand, le matin de Noël, il avait déposé le sac d’or aux pieds de Jeannette, qui l’avait, toute la nuit attendu dans l’angoisse, celle-ci n’en avait pas cru ses yeux. Mais, au grand déplaisir de Lucas, elle s’était montrée davantage inquiète qu’heureuse.
“Comment as-tu gagné cet argent ? “interrogea-t-elle, soupçonneuse.
“On me l’a donné.”
Et, pour éviter de passer pour un voleur, il avait préféré tout expliquer : le chêne, la fée, l’or et la proposition du diable.
“Et tu as accepté ? “s’était-elle écriée.
“Oui. Pour toi. Pour que tu n’aies plus faim ; pour que tu n’aies plus froid ; pour que tu puisses, comme les autres femmes, te payer de belles robes.”
Jeannette l’avait regardé avec des yeux remplis d’effroi.
“Tu me fais peur, Lucas !”
Depuis ce jour, en même temps que les affaires de Lucas prospéraient, on s’aperçut dans le village que sa femme pleurait souvent et ne riait jamais. Ce qui parut incompréhensible, de la part de quelqu’un à qui la fortune sourit.
De mauvais bruits commencèrent à courir.
C’est qu’avec le respect qu’entraîne une situation florissante, Lucas excitait aussi l’envie et la crainte qu’avait fait naître le changement si subit arrivé dans son existence. On se disait tout bas que jamais on ne le voyait aux messes, qu’il évitait le curé et fuyait les assemblées populaires. On alla bientôt jusqu’à l’accuser de sorcellerie ; surtout quand d’aucuns prétendirent l’avoir aperçu rôdant du côté de la forêt, dans la nuit de Noël, un bissac sur l’épaule.
Les gens en vinrent à ne travailler pour lui qu’à contrecœur. Sa femme avait beau faire l’aumône, distribuer généreusement des secours aux familles pauvres, les manants ne la plaignaient pas moins en secret et se détournaient de sa maison. Si les lavandières, rentrant le soir avec leurs enfants, rencontraient le riche tenancier, les petits se serraient instinctivement contre leurs mères qui murmuraient, après s’être poliment inclinées devant lui :
“C’est Lucas, celui qui a vendu son âme et qui est damné.”
Plusieurs années s’écoulèrent ainsi, durant lesquelles Lucas ne manqua jamais, la nuit de Noël, de suivre le prêtre satanique, aux yeux de braise, jusqu’au chêne miraculeux et de rapporter sa besace pleine d’or.

Mais l’inquiétude est contagieuse, comme la peste. En dépit de ses richesses, Lucas n’était pas heureux. Non seulement le temps émoussait son plaisir, mais il sentait la crainte et le mépris qui l’enveloppaient et vivait seul, sombre et renfermé, entassant et gardant jalousement son or. Il s’efforçait bien de cacher sous les honneurs et par de belles charges la honte de son élévation. Ridicule artifice ! Un nain, même grimpé sur une montage, est toujours un nain…
Sa femme n’osait rien lui dire, mais il la voyait souvent en prière, et la trace des larmes, versées dans le silence des nuits, avait creusé un sillon sur ses joues. Lucas s’en irritait, la traitant de larmoyeuse. Jeannette était malheureuse de son bonheur et donnait en cachette tout ce qu’elle pouvait de cet or maudit. Quand il la surprenait, il entrait dans des colères terribles.
Lucas devint méchant et de plus en plus taciturne. Il ne parlait plus qu’avec lui-même. Et la voix qui lui répondait le faisait frémir.
Le remords, peu à peu, commençait à entrer dans son âme, mordait chaque jour avec plus de force. Sa sécurité matérielle assurée, il ne cessait plus en effet de penser à son salut. Cette idée tournait comme une vis dans sa tête.
Se sachant damné, il était tenaillé par les affres d’une mort sans espérance. C’est ainsi qu’on l’avait surpris plusieurs fois rôdant autour de l’église et s’enfuyant dès qu’il apercevait quelqu’un. Il enviait maintenant ceux qui n’avaient rien et qui pouvaient entrer au seul lieu qui lui était interdit.
Absorbé dans son angoisse, ses troupeaux et ses cultures dépérissaient, faute de soins. Aussi devait-il, chaque année, emporter un bissac plus grand, afin de revenir plus chargé d’or. Mais chaque année, aussi, c’est avec de plus en plus de terreur qu’il voyait approcher la date fatidique où il devrait s’enfoncer davantage dans le péché.
Il en vint à craindre de se montrer. On le rencontrait de moins en moins souvent sur les chemins ou dans les champs. Aucun homme, aucune femme n’acceptait plus de rester chez lui. La nuit, il ne dormait pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours devant lui le chêne, la fée, l’or et le diable. Son serment l’obsédait ; il se débattait en vain contre lui.

Une nouvelle fois, Noël revint ; un Noël triste sous le toit de la belle maison neuve de Lucas. Jeannette allait mourir. Depuis de longs mois, elle se consumait lentement, comme une flamme de cierge vacille avant de s’éteindre.
Rien n’y faisait. C’était l’âme qui était malade et qui usait le corps par le dedans. Jeannette languissait depuis trop longtemps de voir son Lucas de plus en plus sombre et inquiet.
Quand le jour fatal arriva, jour de liesse pour le monde entier, tout un passé d’abjection oppressait Lucas. La terrible visite allait se renouveler.
C’était soir de tempête. Au coeur même de la forêt, on entendait les grands arbres gémir sous le fouet du vent.
Lucas se tenait au chevet de sa femme, dans la somptueuse chambre qu’il avait aménagée pour eux, meublée de coffres en bois massif, d’armoires sculptées et d’un lit à baldaquin. Dans la haute cheminée de granit, de grosses bûches flambaient et crépitaient, éclairant la pièce d’une lueur rouge et dansante.
Tout à coup, Jeannette, sortant de sa torpeur, prit la main de son mari et lui dit :
“Je vais mourir, Lucas, et tu vas rester seul. Veux-tu me promettre quelque chose ?”
“Quoi ? demanda-t-il ?” bien qu’il sût ce dont elle voulait parler, le souhaitant et le redoutant à la fois.
“Promets-moi de préférer ton âme à la richesse ! A quoi te servira ton or quand je serai partie ?… Ne va plus là-bas !”
Lucas baissa la tête. Il ne répondit rien. Mais déjà sa résolution était prise.
Dehors, la pluie luttait avec le vent. Des branches d’arbres semblaient craquer sous la pression de quelque main géante.
Lucas demeurait silencieux, le regard fixé vers la cheminée, sur les flammes qui dévoraient les bûches.
Soudain, au moment précis où, tous les ans, il se tenait prêt, le bissac sur l’épaule, il entendit frapper à l’huis.
Une fois encore, Lucas partit ouvrir. La silhouette noire du prêtre maudit apparut devant lui. Mais, avant même que le visiteur ne parlât, de sa main droite armée d’un buis bénit dont il s’était muni, Lucas fit le signe de la croix et déclara d’une voix ferme :
“Je ne te suivrai pas ce soir, Satan, je reste avec Dieu.”
Aussitôt, le regard du visiteur lança des flammes et sa bouche eut un rictus. Il étendit le bras et toucha de sa main rouge comme du feu l’épaule de Lucas qui poussa un cri d’effroi et de douleur. Tout parut s’écrouler autour du malheureux. La terre manqua sous ses pieds et il perdit connaissance?

Il faisait jour quand il revint à lui.
Il gisait sur le sol, un sol qui n’était que de la terre battue.
Aux premiers regards qu’il jeta sur les objets qui l’entouraient, il lui sembla se réveiller dans un endroit où rien ne lui était familier. Puis, peu à peu, la lumière se fit dans son esprit : ces murs nus, crépis à la chaux, ce misérable mobilier, ces vieux instruments de travail, signes d’une longue misère, lui revinrent en mémoire. Sous ses doigts fiévreux, c’était son vêtement de pauvre qui se présentait, haillonneux et sordide. Il se retrouvait dans la pauvre chaumière qu’il avait autrefois habitée et où il avait tant souffert avant sa chute. Mais tout avait subi l’influence des années et l’aspect de ce dénuement lui parut encore plus affreux qu’au temps jadis.
Il se leva péniblement et aperçut sur le lit sa femme qui semblait dormir. Il l’appela. Elle ne répondit pas. Il s’approcha et prit sa main. Elle était froide comme du marbre. Il comprit alors que tout était mort pour lui sur la terre.

Longtemps, la tête entre ses mains, il demeura prostré, écrasé sous le poids de la douleur. Mais, quand enfin il se redressa, son visage reflétait une étrange sérénité. Jetant un dernier regard sur les témoins de ses luttes et de ses souffrances, il sortit.
A travers les dunes balayées par le vent, il se dirigea vers le presbytère.
A quelque temps de là, des bûcherons qui traversaient un matin le bois du Rabey aperçurent, auprès d’un énorme chêne séculaire, une hutte de branchages appuyée contre une roche dominant le versant d’un ravin. Un homme, revêtu d’un grossier sayon de bure, un grand capuchon rabattu sur la figure, s’y tenait en prière près d’un lit de feuilles sèches, devant une croix de bois.
Les bûcherons, l’ayant observé, murmurèrent entre eux :
“C’est Lucas, le repenti !”
Bientôt, le bruit se répandit qu’un ermite s’était établi dans cette partie du bois, que l’on nomme encore aujourd’hui : le bois du Trésor. On le rencontrait parfois, méditant dans les endroits les plus retirés, ou ramassant les plantes et les fruits sauvages qui servaient à sa nourriture.
Par esprit d’humilité, il racontait son histoire à qui venait le visiter, le détournant des vanités du monde et des tentations que Satan sème sur le chemin des âmes pour les mieux entraîner à leur perte.
“Défiez-vous des richesses !” conseillait-il.
Et, de sa cabane, il veillait à ce que quiconque ne s’approche du chêne magique.